Sortie de la zone d’occupation

Sortir de la zone d’occupation est la traduction d’un entretien mené en juin 2014 par Ada Banaszak et Rémi Louvat, initialement publié dans le magazine polonais Notes na 6 tygodni sous le titre Wyjscie ze strefy okupacji. Il revient en détail sur le projet Interzones playground. Nous tenons à remercier Olivier Bral pour la réalisation en sérigraphie de cette publication.

 

— Pourquoi avez-vous choisi de mener un projet en Grèce ?

Il y a d’abord l’histoire intrigante de ces panneaux publicitaires délaissés, dont l’un d’entre nous avait remarqué la présence durant l’un de ses voyages en Grèce. À cette première idée d’intervenir sur ces panneaux, s’est ajouté notre intérêt concernant la situation dans laquelle le pays se trouve. La Grèce a connu ces dernières années une agitation extraordinaire qui peut conduire à s’interroger sur les perspectives qui pourraient maintenant se dégager d’un présent qui semble s’enfoncer toujours plus dans l’immobilisme et le marasme social. Ces questionnements sont à différents niveaux pertinents pour la Grèce mais aussi pour le reste de l’Europe. Nous avions le désir de découvrir sur place ce qui s’est dessiné après les événements les plus marquants de ces dernières années, notamment durant les mouvements sociaux en 2008 et 2009. Nous voulions comprendre comment certains s’organisent peu à peu face à des problèmes qui affectent directement leur mode de vie et décident d’en reprendre le contrôle, surtout lorsqu’un État et son gouvernement comme la Grèce, ne s’occupent quasiment plus de traiter les véritables questions politiques. Cela pousse, parfois par nécessité, ceux qui n’étaient pas à priori investis activement dans des dynamiques de lutte, en prenant conscience de l’investissement politique que chacun peut avoir, à s’emparer de ces questions là.
Une de nos intuitions fut que ces panneaux pouvaient jouer un autre rôle, qu’ils pourraient transmettre des histoires en lien avec ce qui se déroule lentement dans le pays, et ce, à travers diverses expériences capables d’apporter de l’altérité face aux images et propos diffus du modèle dominant. Nous avons alors formulé le projet selon ce double fil conducteur : partir à la rencontre de groupes et projets indépendants qui expérimentent d’autres façons de vivre et de créer, avec l’idée de mener des recherches sur ces organisations tout en effectuant des interventions sur les panneaux abandonnés.

 

— Le nom du projet, Interzones Playground, est une référence directe au livre Le Festin nu de William Burroughs ; les messages sur les panneaux publicitaires et les panneaux eux-mêmes, nous rappellent le film de John Carpenter, Invasion Los Angeles. Pourquoi avez-vous utilisé l’esthétique de la science-fiction et la narration fragmentaire dans votre travail ? Comment vous situez-vous par rapport à la citation d’Experimental Jetset [[1]] : “Le potentiel politique de l’art réside uniquement dans sa propre dimension esthétique” ? Quel est le potentiel politique de votre travail ?

La construction de ces dialogues, peints à même les surfaces des panneaux à une très grande échelle, peut sans doute faire penser au genre de la science fiction. Ces dialogues produisent un certain type de fiction où l’étrangeté des choses, des phénomènes, de quelque chose qui vient ébranler le réel est omniprésent. On se retrouve ainsi plongé au coeur de micro-actions, traversé par des échanges brefs, de récits énoncés par de multiples voix, au présent et au passé. Cela nous interpose entre toutes ces conversations, qui s’apparentent normalement à une sphère privée, confidentielle et acquiert un tout autre statut grâce à cette diffusion publique et monumentale. Traiter de façon indirecte des faits, des histoires, des informations que l’on a collectés peu à peu durant le voyage est une stratégie que l’on a choisie pour parler de ce qui nous questionne et de ce qui nous a touché en Grèce. William Burroughs reste toujours une référence pour beaucoup d’esprits de notre génération, et son invention de l’Interzone nous parle à différents niveaux même si cela est un peu daté. C’est un auteur qui a su traiter des sujets peu abordés, sous des angles totalement nouveaux à son époque, crus, trashs mais aussi métaphoriques et poétiques. Ses inventions farfelues, sa manière détournée de traiter certains sujets nous inspirent forcément encore. Puis, il y a bien sûr les techniques de cut-up. Nous n’avons pas eu recours à cela pour élaborer les dialogues, même si le résultat final, de panneaux en panneaux, permet différents sens de lecture et liens possibles similaires à ce que peut produire le cut-up. Sans utiliser ces techniques, on peut être proche de ce type de résultat par la spatialisation des écrits et le jeu des combinaisons possibles entre chaque dialogue. La fragmentation narrative joue un rôle très spécifique dans la libre interprétation des textes.
Cette liberté dans la lecture constituait une des questions les plus débattues entre nous. Il était important de déterminer clairement quel ton et quelle tactique adopter pour intervenir sur ces panneaux. Nos actions s’accompagnaient d’une grande méfiance envers les risques que comportent des interventions sur ce type de surfaces : hyper visibles, monumentales, autoritaires. Cela consistait à éviter de tomber dans plusieurs pièges, comme celui de ne pas jouer avec les codes de la publicité, et suppose d’être constamment animé par cette question de la réception : comment et jusqu’à quel point ce que l’on inscrit doit être lisible, compréhensible ou non ? Nous étions également conscients de la dimension propagandiste que pouvait contenir ce type d’inscriptions, nous avons tenté d’éviter cela en veillant à ne pas sombrer dans la diffusion de ce qui pourrait s’apparenter à des messages politiques, militants, clairement identifiables comme tels. Ces ressorts trop faciles, sans aucun détour possible, n’apportent à nos yeux aucun plan d’évasion au réel, aucun décalage et ne manifestent rien d’autre qu’une énième répétition de ce que l’on connait tous déjà. Il s’agissait alors de réfléchir aux genres littéraires, aux formes d’expressions et aussi bien sûr à la nature et à l’origine des contenus avec lesquels nous opérions.
Un des choix décisifs fut d’accorder une importance significative au langage parlé, en essayant de retranscrire les contenus issus des entretiens que nous avions menés au cours du voyage sous forme de dialogues. Utiliser cette forme d’expression permet de conserver une certaine vitalité du langage, qui est souvent détourné, réapproprié dans son usage même. On peut espérer que ces choix d’écriture puissent contrer la dimension autoritaire à cette échelle là. L’étrangeté des propos comme tous les agencements possibles peuvent créer un autre type de rapport à ce genre de support, comme quelque chose d’accessible malgré la monumentalité, quelque chose qui puisse nous concerner et nous toucher quelque part. Quand au contenu, qui dans une certaine mesure provient de la conscience collective, de ce que nous avons pu en capter, personne ne sait de quelle manière les esprits peuvent être frappés ou non par ce genre de réapparitions et c’est pour cela qu’il reste difficile d’évaluer la portée de tels actes. Il semble bien que la citation du collectif de designer hollandais Expérimental Jetset recoupe pleinement nos considérations si l’on pense l’esthétique dans son sens premier comme la création d’une oeuvre commune, d’un ressenti collectif qui a la capacité, par l’expérience, de nous relier et de permettre une forme de partage, d’échanges possibles. Il n’y a alors pas de politique sans esthétique, et c’est même la création de cette dernière qui peut faire advenir du politique. Concernant le potentiel politique de nos réalisations, de nos actions, il n’est pas aisé de répondre clairement à cette question. Evaluer le potentiel politique d’une démarche est complexe car il est difficile d’estimer, quelle portée politique un projet artistique peut contenir. Comment pourrait-on véritablement connaitre le cheminement d’une idée dans l’esprit d’un individu ou d’un groupe et les réactions qu’elle peut provoquer ? Il y a autant d’esthétiques possibles que de groupes, de sociétés, de civilisations qui les créent. Chaque esthétique possède sa puissance propre, sa capacité de fulgurance, de bouleversement des esprits. Cela ne se décèle pas souvent de prime abord, certaines infusent plus lentement dans la société et peuvent agir comme des bombes à retardement, ce qui peut faire dire à Expérimental Jetset [[2]] que Baudelaire demeure toujours un auteur révolutionnaire. Comme nous avons pu l’expliquer précédemment, nos choix d’écriture, d’expression, en développant une certaine dimension poétique et métaphorique, nous éloignent d’une stratégie de choc des esprits. Nous croyons en la portée politique de tels gestes liés à la transmission, car en donnant corps à des bribes, des échanges recueillis qui nous semblent significatifs (et non anecdotiques) d’un certain air du temps et qui révèlent partiellement la substance d’une histoire commune, on peut espérer que cette réapparition du vécu, quelque part, donne matière à réflexion. Ces changements d’échelle, de situations, de milieux et les probables éclats de conscience, d’étonnement, ou de questionnement qu’ils peuvent susciter constituent peut être le potentiel politique de ce projet.

 

— En Grèce vous étiez à la recherche de formes d’auto-organisations, comme les squats, les jardins communautaires, etc. Pourriez-vous nous en dire un peu plus, à quoi ressemblaient ces endroits et qu’elles ont été vos collaborations avec eux ? Face à ce contexte de crise, est-ce que les Grecs s’éloignent de l’individualisme pour aller vers des formes de vies collectives ?

Chaque lieu, groupe, projet comporte évidement ses singularités. C’est un nouveau rapport que l’on engage à chaque fois. Nous avons rencontré différents cas de figure. Toutes les personnes avec qui nous sommes entrés en contact étaient plutôt enthousiastes à l’idée d’échanger avec nous. Après avoir pris connaissance de nos intentions et de notre projet, il y avait toujours quelqu’un avec qui converser à propos de ce qui se déroulait dans les différents lieux. Les problèmes de compréhension dus à la langue nous ont empêchés d’aborder certaines questions en profondeur. Passées les questions pragmatiques liées à l’histoire du lieu, du groupe, des principes d’organisations, il n’a pas toujours été aisé de toucher à ce qui nous intéressait précisément, à savoir les questions touchant aux enjeux de leurs projets, aux limites qu’ils rencontrent, aux rapports qu’ils entretiennent avec les institutions, avec l’État et plus loin encore les désirs et intuitions qui continuent de les inspirer. Nous cherchions à découvrir par exemple ce qui n’est pas apparent, ce qui serait potentiellement réalisable, aborder d’une certaine façon le contenu utopique de leur projet. Selon les structures, groupes, interlocuteurs, nous avons pu réaliser des entretiens et enregistrements. Mais notre relation ne s’arrêtait pas à celle qu’entretiennent des chercheurs qui se limitent uniquement à leur enquête de terrain.
Nous avons par exemple co-organisé un évènement avec des personnes liées à différents projets et lieux à Thessalonique [[3]]. Cette soirée a engagé différentes personnes, musiciens, vidéastes, organisateurs… Nous entretenons souvent des relations spécifiques qui dépassent la simple rencontre ou enquête. C’est un partage des idées, du temps et de l’espace dont il est question et plus loin encore, de liens qui se créent. Ces actions collectives et les interactions qu’elles engendrent ont de fait établis certains rapprochements.
Il parait toujours difficile voir même impossible de se prononcer sur une question concernant une société toute entière et de déterminer combien un phénomène affecte ou non globalement une population. En plus de cela, nous ne sommes restés que cinq mois, ce qui représente une assez courte durée. Pas plus qu’ailleurs en Europe les Grecs ne semblent vouloir quitter massivement le modèle individualiste dans lequel nous vivons tous. Mais le cas actuel de la Grèce comporte certaines différences qui en rendent la compréhension peut être plus intéressante que d’autres pays. Comme partout ailleurs dans le monde, il y a de nombreux projets dits alternatifs qui se développent, liés à l’agriculture urbaine ou rurale, à la collectivisation ou la mutualisation de certaines entreprises, la création de centres sociaux, de projets d’écoles expérimentales et libertaires, tous animés par des principes de collégialité et d’autogestion. Certains se distinguent plus que d’autres par leur radicalité politique, en occupant par exemple les lieux qui abritent leur projet ou en manifestant ouvertement certaines idées ou positions en rupture avec les institutions. Le but pour chacun, à sa façon, est de mettre en avant par l’action, à leur échelle, d’autres modes de vie qu’ils souhaitent faire advenir rapidement. Les situations extrêmes auxquelles est confrontée une grande partie de la population grecque ont provoqué des changements de trajectoire inattendus, des prises de positions politiques soudaines. Le cas des anciens employés des chaînes du groupe de télévision publique ERT [[4]] en est un bon exemple. Une partie des journalistes qui travaillaient au service de l’État s’est retrouvée prise dans une expérience de résistance collective. Durant des mois de luttes, ils ont occupé leurs locaux de travail en continuant de diffuser des émissions sans aucune autorisation ni contrôle de l’État. Le plateau de tournage principal a été transformé en salle de réunion pour les assemblées. Encore plus que dans d’autres mouvements sociaux, cela a entrainé des réflexions liées à leur indépendance, à leur organisation et à leur façon de travailler, ce qui constitue un revirement surprenant pour de grands médias publics. La nécessité et l’urgence ont provoqué des situations où la solidarité, la mise en place de dynamiques collectives, inventives, ont conduit certains à se poser de vraies questions politiques jusqu’à repenser les fondements même de leur mode de vie [[5]].

 

— Vos interventions sur ces surfaces publicitaires désertées pourraient être l’illustration de la position défendue par David Harvey, concernant le droit à l’espace public. Le peuple reprend possession de ses territoires des mains des capitaux internationaux (même si ici il semble que ce soit plutôt le résultat d’une catastrophe financière plutôt que d’une révolution sociale). Á quoi ressemble l’espace public aujourd’hui en Grèce ? À qui appartient-il ?

Dans un certains sens, nos interventions peuvent être reliées aux propositions de David Harvey détaillées dans Le Droit à la ville [[6]] . Avec l’émergence hypothétique d’un vaste mouvement de réappropriation de l’espace public, on pourrait aussi imaginer que certains s’emparent des surfaces de publicité pour les transformer en surfaces dédiées à l’expression ou à toute sorte de jeux. Il semble bien que l’espace public dans ce pays subit à peu près le même sort que les autres pays européens, c’est-à-dire une privatisation toujours plus présente et envahissante. Les différentes législations dans chaque pays laissent apparaitre des phénomènes de différentes natures. Concernant nos recherches, il est notable que la Grèce ait permis l’implantation de certaines surfaces publicitaires monumentales ayant perturbé fortement l’espace public et les paysages du pays, allant même jusqu’à la quasi annulation de certaines façades ou bâtiments. Cela a pris une place considérable dans les villes comme dans les campagnes et ce phénomène se retrouve tout aussi violemment dans d’autres pays européens comme en Pologne où les publicités accrochées sur toute la façade d’un immeuble vont jusqu’à obstruer partiellement les fenêtres des habitations. Ces débordements, ces occupations physiques et visuelles de l’espace public par la sphère privée sont quelque chose de commun à la Grèce et à la plupart des pays dans le monde, à quelques variantes près de monumentalité et d’implantation qui ne sont pas à négliger. Mais encore une fois la Grèce doit faire face à de nombreux problèmes économiques et se retrouve dans un processus extrême de privatisation des biens publics. On a pu ainsi apprendre que le port du Pirée avait été cédé en très grande partie à la compagnie chinoise PCT, filiale de Cosco, ou qu’il était question d’octroyer des concessions privées d’une durée fixée à cinquante ans concernant certaines plages, îles ou terrains du pays, que l’ancien aéroport Hellenikon d’Athènes était pressenti à la vente également, tout comme la compagnie nationale des chemins de fer, ou encore la compagnie national de gaz DEPA… Une grande partie du patrimoine Grec devient ainsi négociable, des appels d’offre étant lancés publiquement depuis 2012 sur le site de l’agence de privatisation Grecs de la TAPEID [[7]], Institution chargée de superviser l’ensemble des privatisations du Pays. La Grèce est donc frappée par une vague de privatisation sans précédent grâce à la complicité des dirigeants politiques. Peu de moyens semblent exister pour contrer cette dynamique. Il y a bien des mouvements de résistance, comme dans le nord du pays en Chalcidique où les habitants mènent une lutte depuis plusieurs années contre la compagnie Canadienne Eldorado Gold qui souhaitent développer des projets de mines à ciel ouvert.

 

— Pensez-vous qu’il est possible de se réapproprier l’espace public et d’atteindre une justice sociale au sein d’un État ?

Il parait difficile d’imaginer certaines victoires dans le contexte actuel. Le contrôle généralisé de nos sociétés en rend toujours plus difficiles les luttes, et réserve trop souvent une répression féroce à ceux qui tentent de s’opposer à certaines décisions. L’état d’exception permanent formulé par Giorgio Agamben [[8]] semble bien être devenu une des règles de nos démocraties contemporaines, où la lutte antiterroriste menée par les états occidentaux permet quotidiennement une violation des libertés. Il n’est pas encore question de sortir du modèle des états nations dans lesquels nous vivons, même si certains penseurs comme Toni Negri [[9]] ont pu supposer qu’ils n’ont plus de réelles souverainetés. Dans tous les cas, il reste à déterminer comment combattre certaines forces à l’oeuvre dans un monde qui nous échappent pour bien des raisons. Regagner l’espace public est une lutte très complexe, où sphères publique et privée sont devenues presque une et même entité. La privatisation généralisée de l’espace public n’est pas un phénomène récent, mais les relations des deux sphères se sont intensifiées depuis une trentaine d’années au point d’être difficiles, voire impossibles à distinguer. Une invasion massive des investissements privés, avec l’accord des dirigeants politiques, permet de faire surgir ça et là les nouveaux lieux et aménagements dans lesquels les populations sont forcées de vivre. Il y a donc une sorte de coalition à combattre, constituée de ce qui reste du domaine public liée aux réseaux des multinationales, ce qui suppose de se battre sur plusieurs fronts à la fois et selon différentes stratégies. Cela semble souvent perdu d’avance, mais certaines victoires laissent à penser qu’une réelle organisation et une coordination des luttes, liées par exemple à certaines revendications du Droit à la ville décrit par David Harvey (et historiquement formulé par Henry Lefebvre il y a plus de quarante ans), pourrait nous mener à une reprise en main des espaces qui devraient être de l’ordre du commun. L’histoire nous apprend que c’est une convergence de multiples acteurs sociaux, toutes générations confondues, qui permet de faire plier tel projet ou décision politique. Il faut donc espérer, en plus des luttes temporaires et localisées, que l’on parvienne à créer non pas un réseau mais une disposition et une attention fine où chacun par l’envie se soucie et questionne l’organisation des espaces. Cela pourrait représenter, plus qu’un réel contre-pouvoir, un moyen d’inverser le processus de reconfiguration des villes et des personnalités détaillé par Harvey. Il s’agirait alors, en inventant nos espaces de vie, de créer nos propres personnalités et nos modes de vie de l’intérieur, ce qui représente une véritable révolution à mener. Cela requiert un investissement personnel et collectif important, une véritable politisation des individus. Rien n’indique qu’il est impossible d’accomplir cette justice sociale au sein même d’un Etat. On ne peut pas penser cette reconquête de l’espace tout en se considérant en marge de la société. Les États nations constituent les espaces donnés dans lesquels nous sommes nés et où nous oeuvrons, il reste alors à inventer les moyens de faire plier, ça et là, les pôles de pouvoir vers d’autres trajectoires jusqu’à parvenir à leurs éventuels affaiblissements voire disparition, afin de dépasser un jour ce paradigme.

 

— Il semble important pour vous de ne pas avoir fait appel à des aides publiques pour financer ce projet : vous avez collecté des fonds à travers un site de crowdfunding et parallèlement organisé des évènements à prix libres. Pourquoi soulignez-vous l’importance de l’autofinancement ? Comment voyez-vous la place de l’artiste dans l’économie ?

Il était important pour nous de trouver les moyens de financer nous-mêmes ce projet, sans pour autant être hostiles aux aides publiques. Peut-être que si nous avions trouvé un accès facilité à certaines subventions, nous en aurions bénéficié. Personne n’est farouchement contre dans notre groupe. Mais ce projet, de par la nature illégale des interventions, nous semblait difficile à défendre pour obtenir un soutien des institutions. Ce qu’il y a d’intéressant dans les formes de financement que nous avons utilisées réside dans l’énergie, les relations que cela a pu générer à travers les fêtes, les repas, rencontres organisés. Tout cela recèle quelque chose qu’un financement classique, extérieur, ne pourra jamais apporter. Cela est devenu une partie importante du projet qui n’est pas à séparer du reste. Ce n’est plus une question isolée liée à l’économie mais la création de dynamiques collectives, de mouvements dans la ville où nous vivons, d’impulsions qui ont engagé différentes personnes et amis. La question économique se retrouve liée à de véritables questions politiques, et non plus aux rapports abstraits d’une demande de subvention à une institution. Pour toutes ces raisons, nous défendons bien sûr le fait d’avoir créé les conditions de réalisation de notre projet, en prenant au jeu notre entourage ainsi que bien d’autres personnes. Les questions de l’indépendance, de l’autonomie sont au coeur de nos réflexions, agir comme nous l’avons fait c’est être en accord avec ce que l’on défend et ce que nous souhaitons développer.
La place de l’artiste dans la société et son rapport à l’économie est souvent compliquée. Le parcours d’un jeune artiste dans
le monde « professionnel » de l’art contemporain va souvent le conduire, s’il désire vivre de ses productions, dans un jeu difficile à maitriser. Les galeristes, les collectionneurs, les chefs d’entreprises, avec la complicité des critiques d’art et ceux qui dirigent les grandes institutions, laissent l’artiste dans une position bien inconfortable. En règle générale, seuls ceux qui ont le privilège d’être sélectionnés ou qui maitrisent certaines stratégies de communication parviennent à bien progresser dans cet univers. L’existence de l’artiste dans le marché de l’art et sa relation à cette économie là ne nous attirent pas, car ils servent aussi divers intérêts variés, de placement, de spéculation, de stratégies politiques et oeuvrent à leur propre récupération.
Ce rapide balayage peut paraitre réducteur mais il résume une certaine réalité du fonctionnement du « marché de l’art et de son monde », ultra-hiérarchisé et intimement lié à une logique capitaliste. Mais il existe bien sûr différents cas de figure en dehors, à côté ou parfois au croisement de ce système élitiste. C’est sans doute là où se dessinent d’autres possibles relations au monde pour un artiste. Ce sont des histoires particulières qui mènent chacun à inventer son propre parcours. Il existe maintenant, et cela se multiplie, différents cas de figure, résidences et bourses ou certaines commandes publiques. Par exemple l’inclusion d’artistes à des programmes de restructuration urbaine comme celui des Nouveaux Commanditaires [[10]]. Cela permet aux artistes de se frayer un chemin dans le monde selon différentes voies et non sans mal, de pouvoir se créer une économie. Penser l’artiste comme quelqu’un de très proche du reste de la société, pour ainsi dire au même niveau que les autres individus et non doté de capacités exclusives, et qui oeuvre, vit et développe son économie avec la communauté, est une conception qui devrait ouvrir d’autres perspectives. Le projet des Nouveaux Commanditaires oeuvre au développement de ce nouveau type de rapports de l’artiste à la société et à l’économie en développant de nombreux projets dans l’espace public en lien avec différents acteurs de collectivités et citoyens. Cette nouvelle position de l’artiste le rapproche du reste de la société mais n’abolit pas encore certaines limites entre la vie et l’art que l’on pourrait souhaiter voir disparaitre pour de bon. Ce processus de rapprochement en constitue peut être une bonne voie. Toutes ces possibilités mènent l’artiste à négocier avec d’autres acteurs et plus uniquement avec ceux du « monde de l’art ».
Mais l’instrumentalisation politique peut être d’autant plus présente et dangereuse qu’elle peut amener l’artiste à servir, comme c’est déjà parfois le cas, de parfait accompagnateur au sein des projets d’urbanisation, de reconfiguration de quartiers, sous couvert de la consultation et de la participation des habitants au projet, dont les intérêts sont au final bien loin de servir les citoyens. L’artiste peut se retrouver au coeur d’une mécanique lui laissant également peu de marges de manoeuvre, et risque de se retrouver rapidement à servir d’autres types d’intérêts privés. Cela nécessite une grande clairvoyance où il s’agit constamment de veiller à ce que la créativité ne se retrouve plus inévitablement captée et récupérée. Créer des conditions d’existence radicalement différentes de celles que l’on connait, faire exploser les cadres de développement et de manifestation de la créativité dans la société peuvent nous permettre de changer notre rapport au monde, et finalement de dépasser notre rapport à l’économie. La question de la relation de l’artiste à l’économie n’est pas à isoler du reste de la société. Nous pouvons tous nous demander quel rapport l’on entretient à l’économie, et plus loin encore si l’on pourrait imaginer de ne plus avoir de rapports à l’économie, de vivre sans l’économie. Ce sont des questionnements déroutants qui peuvent sembler impensables à notre époque. Il y a dans ce rapport à l’économie une question fondamentale de notre rapport au monde car l’économie dans un sens premier, est bien un rapport de dénombrement des choses qui nous entourent. Cela implique l’action de compter, de calculer et d’appréhender le monde d’une certaine façon. Désire-t-on encore vivre sous ce paradigme là, ou alors essayons nous, déjà par des micro-tentatives et expériences à notre échelle, d’instaurer d’autres types de rapports radicalement différents, entre nous et avec le monde en général ?

 

— Que peut-on retenir de la Grèce ?

Comme nous avons pu le détailler précédemment, l’histoire de l’État Grec depuis 2007, et plus largement depuis sa formation au début du XIXe siècle, a généré des cas de figure inattendus et nous renvoie à des relations douloureuses avec le reste de l’Europe. On s’aperçoit, lorsqu’on parcourt l’histoire contemporaine de ce pays, qu’il peine toujours à exercer sa souveraineté. L’État Grec, non indépendant politiquement et économiquement dès sa formation, était administré par différents pays nord-européens au XIXe siècle. Différents événements lui ont permis d’acquérir son indépendance tandis qu’une dépendance très forte liée aux emprunts a perduré avec certains pays européens.
On constate depuis quelques années que la politique de la Troïka dictée par Bruxelles est docilement appliquée par les politiciens qui se succèdent à la tête du gouvernement. Ce rapport d’allégeance avec les pays les plus puissants de l’Union Européenne établit un cadre qui conforte cette position d’infériorité et de dépendance et qui rappelle trop souvent, même si l’époque n’est plus la même, certaines relations de domination du passé. Naturellement, la majorité de la population Grecque supporte très mal ce rapport avec l’Europe. La relation qu’entretient la Grèce et l’Europe semble conduire à un profit à sens unique, tandis que bon nombre de journalistes, politiciens sur le reste du continent se distinguent régulièrement par des déclarations publiques méprisant la situation dans lequel le pays se retrouve, critiquant entre autres son manque de productivité, la prétendue fainéantise du peuple, insistant sur la corruption administrative, politique et religieuse…
Ce que l’on apprend de la Grèce, c’est qu’il y a potentiellement un grand nombre de personnes qui souhaiteraient sans doute participer à une véritable aventure Européenne. Mais c’est difficilement imaginable car l’Europe ne joue pas d’égal à égal avec ce pays. Les diktats économiques, les prêts à taux exorbitants (et ce depuis le XIXe siècle), l’histoire récente de la vente de sous-marins allemands défectueux [[11]], constituent autant de faits qui montrent combien certains pays européens comme la France, l’Allemagne, l’Angleterre traitent la Grèce non comme un partenaire mais plus comme un territoire où tout demeure négociable sans le moindre égard envers les populations, et ce, au détriment du pays. Inévitablement, la population souffre de toutes ces années d’ingérence et se retrouve comme sacrifiée.
Les mouvements de contestation apparus en 2008 ont permis au pouvoir en place de renforcer leurs dispositifs de contrôle, de surveillance et de répression comme suite prévisible dans ce genre de contexte. Les lieux alternatifs, squats ont été massivement attaqués et fermés, ainsi il ne restait que très peu de lieux occupés à Athènes ou Thessalonique lors de notre passage en 2014, suivant la volonté des dirigeants d’empêcher les possibilités de se réunir, d’avoir des lieux pour se rencontrer. Cela s’est également accompagné d’une longue phase d’arrestations suite aux insurrections de 2008 et 2009, et d’incarcérations pour un certain nombre d’inculpés. Tout a été organisé pour mater sévèrement ces soulèvements qui avaient atteint une dimension très importante, touchant un très large pan de la population, et constituaient un véritable potentiel de renversement pour l’État, toujours à la limite de l’implosion. Les dirigeants sont parvenus à stabiliser la situation dans l’espace public momentanément. Les problèmes ne sont pas réglés car les dirigeants appliquent toujours la même politique de restriction et d’austérité, et on peut s’attendre prochainement à un nouveau mouvement de contestation et de révolte. On apprend ainsi que la situation d’un État peut très vite se dégrader. Le système de santé, qui garantissait à chacun la gratuité des soins, s’est effondré. Une partie très importante des jeunes quitte le pays pour aller étudier à l’étranger, tandis que d’autres retournent vivre chez leurs parents, se tournant vers les campagnes car la vie en ville n’est plus tenable. Cette situation semble confiner la population dans un présent englué où rien ne préfigure aucune amélioration. Heureusement, se trouve ici et là des points de résistance, des convergences et des constitutions embryonnaires de réseaux comme la tentative d’Open Network13 de Thessalonique qui oeuvre à la coopération entre différents projets au sein de la ville et de ses abords. Ces expériences, ces projets ne constituent pas encore quelque chose qui pourrait décrire un mouvement cohérent capable de proposer une ou des alternatives capables de remplacer ce que le modèle dominant nous impose. Comme ailleurs sur la planète, on cherche aussi en Grèce à créer d’autres conditions d’existence.

 

[[1]]. Collectif de designer Hollandais. http://.experimentaljetset.nl/
[[2]]. Design & idéologie, Expérimental Jetset, 2008. Article consultable en ligne : http://www.experimentaljetset.nl/archive/design-ideology.
[[3]]. Signal Strike 87.9, improvisation sonore sur mix-vidéo (vidéo installation constituée de trois écrans fabriqués avec des fragments de panneaux publicitaires). Article consultable sur : www.interzones-playground.net.
[[4]]. ERT3 télévision, Thessalonique, article consultable sur www.interzones-playground.net.
[[5]]. Au moment de la réimpression de cet entretien, le gouvernement Tsipras annonce la réouverture de la chaîne publique ERT.
[[6]]. Le capitalisme contre le droit à la ville : Néolibéralisme, urbanisation, résistances, David Harvey, éd. Amsterdam, 2011.
[[7]]. À ce propos, voir le site de la TAPEID : www.hradf.com/en
[[8]]. État d’exception, Giorgio Agamben, éd.Seuil, 2003.
[[9]]. L’« Empire », stade suprême de l’impérialisme, Toni Negri, Le Monde Diplomatique, janvier 2001.
[[10]]. L’art sans le capitalisme, François Hers et Xavier Douroux, éd. Les presses du Réel, 2012. Faire l’art comme on fait société, Les Nouveaux commanditaires, éd. Les presses du Réel, 2013.
[[11]]. Grèce-Allemagne : sous marins et des pots-de-vin, Adéa Guillot, Le Monde 19.06.14. Article consultable en ligne sur http://www/lemonde.fr/europe/article/2014/06/19/grece-allemagne-des-sous-marins-et-des-pots-de-vin_4441130_3214.html.

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La version originale de l’entretien est disponible en ligne sur  le site d’isuu.