Exsit

Avril / Mai 2012 • Lyon

Le projet Exsit s’est déroulé dans la ville de Lyon suite à l’invitation de la galerie Sunset Residence. Une première phase d’exploration s’est déroulée en Angleterre. Le partage de la vie quotidienne avec un groupe d’une quinzaine de personnes basé à Londres, en quête d’un nouveau lieu à occuper et à investir, nous a donné un angle particulier d’observation des dynamiques collectives autonomes, mais aussi, en revers, de l’architecture et des moyens de protection qui sont développés depuis plusieurs années dans cette ville, des tactiques de design sécuritaire mises en œuvre dans l’urbanisme comme des mobilisations collectives que cela peut entraîner. Nous avons collecté un certain nombre d’images photographiques et vidéos, ainsi que des matériaux qui ont nourri par la suite les recherches et ont contribué à l’élaboration même du projet.

Notre point de départ se situe au 111 Clapton Comon dans le nord-est de Londres. Nous sommes accueillis dans un grand bâtiment qui est un ancien centre de soin et de rééducation occupé par un groupe d’une quinzaine de personnes. Sans préciser au début l’objet de nos recherches, nous savons que l’univers déployé autour de ces dynamiques d’occupation, les questions qu’elles soulèvent et les formes qu’elles produisent nous intéressent beaucoup. Une séquence particulière était en cours durant notre passage en mars 2013. Un changement de loi historique concernant l’acte de squatter au Royaume-Uni, inchangé depuis plus d’un siècle, allait bouleverser de nombreuses dynamiques et communautés en rendant cette pratique « criminelle » et passible de poursuites judiciaires. Avant même ce changement de loi imminent, les préparatifs des Jeux Olympiques d’été dans la capitale londonienne offraient un prétexte supplémentaire aux autorités pour accélérer le processus de purge des squats et d’expulsions massives. Cette période se situe également dans un contexte particulier où le mouvement Occupy avait chargé la pratique du squat des places publiques et des bâtiments de nouvelles significations et perspectives, au sein de projets ouvertement politiques comme The bank of ideas, initiative interrompue par une expulsion quelques semaines avant notre venue. Certains occupants du 111 avaient participé au projet The Bank of ideas, pouvant ainsi nous relater ce qui s’était déroulé dans cette ancienne banque UBS occupée : lieu de rencontre, base d’organisation pour les réunions et préparation d’actions publiques, atelier de musique, théâtre, cantine, lieu d’exposition… un projet qui s’inscrivait pleinement dans la tentative de relier et rassembler du monde autour de questions qui surgissaient à nouveau au premier plan : comment lutter contre l’appropriation et l’accumulation des ressources par une minorité, comment créer ensemble de nouvelles formes d’émancipation et de modes de vie. L’offensive de la politique londonienne de l’époque touchait un grand nombre de lieux, dont celui où nous vivions alors.

Tous les habitants du 111 recherchaient ensemble une nouvelle habitation, et nous avons décidé de les suivre et de comprendre leurs choix et leurs tactiques (des repérages collectifs à distance sur le web comme lors d’explorations à vélo dans les quartiers). C’est dans ce partage d’un quotidien menacé par la répression, entre expulsion à venir et transition d’un lieu à un autre, que nous avons peu à peu focalisé notre esprit sur certaines formes marquantes et récurrentes sur et autour des différents bâtiments inventoriés.
Nous avons observé et documenté comment les bâtiments étaient condamnés et les techniques utilisées pour empêcher d’y accéder par l’usage de panneaux en métal perforé (appelés communément Sitex, du nom d’une des principales entreprises fabriquant ces matériaux). L’observation d’autres techniques, comme l’application d’une graisse épaisse empêchant de se hisser sur les grillages ou les poteaux, nous a poussé à étudier plus largement les questions liées à l’agencement urbain sécuritaire, dit aménagement situationnel. Plus que l’entrave, c’est l’anticipation du crime au moyen de scénarios prédictifs qui est visé par ces dispositifs (à l’image des scénarios d’aménagement proposés par l’entreprise Design by secure). Nous avons évolué au sein de cet univers de la protection des biens, de la prévention, des inventions matérielles et conceptuelles de la sécurité et conjointement, de celles proposées par les occupants du 111 s’emparant de ces matériaux : sommiers pour le lit, tables, instruments de musique, bacs à fleur, barricades… pour nous apercevoir plus loin que ces réemplois étaient communément pratiqués dans beaucoup de lieux occupés. Il s’agissait donc pour nous de documenter ce corps à corps avec le design sécuritaire, toutes ces formes de vie en résistance qui s’inventent et se tissent collectivement dans un quotidien incertain et éprouvant.

Nous avons regroupé des documents provenant de différentes sources où se confrontent des visions diamétralement opposées de la propriété privée et de l’usage de l’espace public. Si l’histoire du mouvement squat est importante au Royaume-Uni, celle des « communautés » de neighborhood watch l’est tout autant. Le neighborhood watch désigne les dynamiques citoyennes d’autogestion sécuritaire, portant une vision de la communauté centrée sur la famille et véhiculant l’image d’une police bienveillante. Faisant fond sur une iconographie frappante quoique grossière inspirée du Big brother d’Orwell, de nombreuses créations graphiques et mises en scènes photographiques appellent à la délation et à la surveillance active de son quartier. Il s’agit ainsi pour ces groupes de défendre la propriété privée et l’entre-soi communautaire mais également de promouvoir la figure d’un citoyen modèle, relais conscient et consentant de l’état policier.

Dans le projet Exsit, nous cherchions à comprendre comment ces différents groupes prônant tous des formes d’auto-organisation pouvaient à ce point diverger dans leurs visées. Quels signes produisent-ils et comment communiquent-ils, quels types d’occupation de l’espace et quelles techniques mettent-ils en œuvre ? Les personnes regroupées dans les collectifs de neighborhood watch usent principalement de la représentation, en communiquant de manière dissuasive leur volonté de protection. Ils œuvrent à la conservation, à la perpétuation d’un ordre social familialiste à travers l’usage restrictif d’espaces clos et sécurisés. Ils véhiculent l’image d’un corps homogène, et ne semblent pas proposer ou tendre vers des formes de transformations et de croisements.

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Au sein de toutes autres dynamiques, il y a des groupes qui s’efforcent de rendre accessibles des espaces clos. Le motif le plus courant est celui de l’habitat, mais il y aussi d’autres motivations comme celle de créer des espaces sociaux et artistiques, des espaces d’organisation politique comme nous l’évoquions plus haut. Cela témoigne de mouvements de déploiement et de circulation, permettant les rencontres et l’expérimentation d’autres modes de vie. Il est moins question ici de représentation que de transformation active, de détournement des espaces et des matériaux comme les sitex. Les personnes impliquées modifient les espaces qui sont investis, leur donnant une nouvelle potentialité immédiate. Elles remettent en question directement et in situ les politiques urbaines, sur lesquelles nous sommes généralement sans influence. Au moyen de ces occupations, ces groupes ouvrent à de nouvelles formes d’émancipation axées sur l’acquisition et la transmission de savoirs et de savoir-faire. Mais ce sont également des lieux d’auto-support, qui permettent d’aider les plus pauvres et de relier entre eux ceux qui veulent expérimenter des formes de vies différentes de celles prônées dans des mégalopoles comme Londres. Ce sont aussi des outils d’organisation politique dont le sens est d’autant plus vif que les prix des loyers explosent repoussant les classes populaires à la périphérie de la ville.

Parallèlement à ces recherches de nouveaux espaces à habiter, certains membres du groupe que nous suivions étaient investis dans un projet appelé le Minesweeper. Ce bateau était un ancien démineur anglais dont un incendie avait endommagé une bonne partie de l’arrière de la coque. Il se situait sur un petit bras de la Tamise au sud-est de Londres, dans le quartier post-industriel de Bedford. L’objectif de nos amis était de remettre à neuf la partie carbonisée afin de créer un lieu de résidence et de représentation ouvert au public et aux artistes, autour de la musique et de l’impression (avec un atelier de sérigraphie et un studio de son). Leur vie était partagée entre les incertitudes liées à leur habitat et à ce projet collectif au long cours dans lequel ils se jetaient à corps perdu. Les images relevées dressent un tableau étrange et obscur où leurs faces grimées de noir et les nuages de poussière carbonée nous plongent dans une atmosphère hors du temps.

Dans ce contexte-là, cette aventure collective apparaissait comme irréelle. Le travail que cela supposait, comme l’emplacement improbable du bateau, faisait figure d’un affront lancé à l’instabilité et au déséquilibre permanent. Il y avait une véritable beauté à l’œuvre dans cette restauration, dans le soin apporté à ce vieux bateau avec son drôle de capitaine Camden et dans cette mise en tension avec ce quartier industriel en déclin et la ville bruyante, pleine de pièges et pleine de jeux.

Ces images et ces moments provoquent une rupture dans la continuité de cette histoire bien cadrée, il n’y a pas que des images que l’on identifie bien, des squats avec leurs pièces souvent peu ou mal équipées, pleines de tags sur les murs… On entrevoit ici quelque chose d’inattendu et l’on saisit un peu mieux la texture complexe de certaines formes de vie où s’entremêlent plusieurs manières de construire.

A l’issue des quinze jours passés à Londres, nous rentrons à Lyon avec beaucoup de matières visuelles, sonores, panneaux métalliques, souvenirs et ambiances électriques. Comment peut-on prolonger ce que l’on a vécu à Londres ? Quelles résonances peut-on faire émerger depuis notre propre contexte ? Quels liens actifs, resurgissements peut-on susciter ? C’est avec cette somme de questions, depuis le lieu dans lequel nous sommes invités, que nous commençons notre bricolage.

L’idée de construire un atelier de fabrication émerge assez rapidement : souder, démonter, découper, imprimer, suspendre… avec l’envie commune de ne pas nous restreindre au lieu d’exposition. La galerie Sunset Résidence devient clairement notre base arrière logistique et de fabrication et la ville sera notre terrain d’action. L’idée se précise de travailler avec le son dans le but de créer plusieurs irruptions spontanées et surprenantes, capables d’interpeller ou de rassembler pour des temps donnés. Nous optons d’abord pour de petites unités mobiles, puissantes qui tiennent dans la main, que l’on peut balancer, faire rouler et avec lesquelles on peut jouer… Puis vient l’idée de fabriquer des boites que l’on pourrait fixer solidement. Notre préoccupation est de savoir comment transformer les fragments de sitex que l’on a ramenés, pour lesquels on imagine une présence renouvelée dans l’espace de la rue.

On décide alors de les utiliser comme grilles de protection des boites sonores que nous allons bétonner à différents endroits dans la ville. Des endroits que l’on aime, où l’on souhaite provoquer des rassemblements, ou au contraire des endroits qui nous semblent plus hostiles, très centraux, commerciaux et surveillés, où l’on souhaite provoquer des perturbations.
Plusieurs affiches sont réalisées pour communiquer sur les trois boites et leurs déclenchements sonores, en cryptant poétiquement leurs coordonnées spatiales et temporelles. La graisse anti-intrusion nous sert à expérimenter d’autres manières d’imprimer, avec tous les effets que peut produire cette étrange matière.

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Une construction attenante à la galerie sera également construite dans l’espace public, elle pourra héberger en continu toute personne souhaitant y rester. A l’intérieur, une vidéo diffusée en boucle, montage issu des déambulations londoniennes, suit notre groupe d’amis à la recherche de lieux où habiter. Elle se présente comme un inventaire des façades, comme une mise en lumière du musellement de ces maisons inusitées, dans un environnement préolympique dystopique et une atmosphère de chasse aux sorcières.

Le premier soir de l’ouverture publique de la galerie, les boites sont posées au sol, les affiches sont suspendues et des flyers sont distribués pour communiquer sur les étapes et rassemblements à venir. Durant trois semaines, trois déclenchements auront lieux dans la ville, créant plusieurs situations et ambiances particulières, une autre manière de vivre au sein de la ville, une autre manière de se rencontrer ou de se revoir, une autre manière d’interpeller ceux que l’on croise au quotidien. Tout cela à une petite échelle, à une échelle que l’on définit et que l’on aime.